Marthe Souris
“ A partir du moment où je m’autorisais la croix, je m’autorisais tout ”
Qu’est-ce qui est à l’origine de cette série de treize croix ? Elle a démarré sur papier, des feuilles de format A4, sans que j’ai prévu ce que ça allait donner. J’ai toujours travaillé sur la ligne, ici c’est devenu un croisement. J’avais vu peu avant un spectacle de danse de Pina Bausch, qui m’avait donné une vision ample, avec des corps, des mouvements de bras, et des voiles. Mes premiers papiers, dans les tons rouge-rose ou violet, évoquaient un personnage, un drapé ou un habillement. J’ai travaillé le fond avec pas mal d’épaisseur, le papier était très chargé, et les deux lignes croisées aussi sont devenues de plus en plus épaisses, elles sont devenues matière. Comme c’étaient de petits formats, faits très rapidement, j’étais dans un mouvement un peu saccadé. |
“ Croix,89/146 ” © Marthe Souris |
Et le passage à la toile ?
En fait c’est à ce moment que je me suis rendu compte que mes papiers représentaient des croix. Et alors j’ai hésité, je me suis posé la question d’aller ou non plus loin dans cette démarche.
Pourquoi cette hésitation ?
Justement parce que la croix, avec sa charge religieuse et culturelle, me posait une question : comment moi, en tant que personne athée… qu’est-ce que je fais avec cette croix, comment je vis mon rapport à cette croix comme signe religieux. Alors que là, moi, peintre abstrait, étant partie d’une abstraction, je me retrouvais, pas vraiment dans une figuration mais en tous cas dans le signe. D’un autre côté j’ai toujours fait une travail sériel, sur un thème ou sur un signe. Et puis la croix c’est une référence picturale traditionnelle, j’ai toujours aimé me balader dans les églises.
Pourquoi ?
Parce que c’est beau – même si en même temps ces endroits silencieux me foutaient un peu la trouille. Et donc je me suis dit : pourquoi pas ? Il faut dire aussi que c’était en 1998, à une période où on entendait tout le temps parler de massacres dans les villages algériens, et j’étais très en colère. Je n’allais pas peindre des égorgements – j’aurais pu mais d’abord je ne sais pas – donc les croix comme instrument de torture c’était aussi l’expression de ma colère dans l’abstraction. Je n’avais pas envie de me censurer.
Donc tu as décidé de continuer et de travailler sur toile. Je me suis dit : là, je m’embarque dans un truc, je ne sais pas où ça va me mener mais voilà, j’y vais. Et j’ai travaillé sur des toiles dont je me suis rendu compte ensuite qu’elles étaient à ma taille, à la taille d’un corps. D’ailleurs à partir du moment où je m’autorisais la croix je m’autorisais tout : souffrance, supplice, maltraitance, flagellation … tout ce qui est de l’ordre du sévice. La figure est centrale, ce peut être un arbre, ou une croix ramifiée, calcinée, des suaires… J’en ai fait, j’en ai fait… il y en a treize en tout, quand je m’en suis aperçue ça m’a amusée. | “ Croix,89/146 ” © Marthe Souris |
Mais tu as vraiment le sentiment de n’avoir traité que la dimension « souffrante » de ce signe ?
Ces croix sont très lumineuses, on peut y trouver de la joie.
Oui, enfin… c’est vrai qu’elles sont vivantes, car elles sont chargées émotionnellement, de souffrance mais aussi de chaleur et de lumière.
Ce qui est surprenant c’est que tu as peint ces croix comme si tu croyais en Dieu.
Si je croyais en Dieu je ne me serais posé aucune question, j’aurais fait mes croix et basta. Là j’ai l’impression d’être allée au bout de ce que je voulais dire : cette série raconte une histoire, et une histoire qui m’intéresse. Les croix se répondent, c’est un petit bout d’humanité.
28 février 2011