Carl Lazzari (1934-2009)
“ Pèlerin entre des mondes - peintre, athée et ami du monastère ”
Dans la chapelle du collège de Saint Ottilien (Sainte Odile, monastère bénédictin près de Münich) est présentée une collection de tableaux aux couleurs soutenues : ces grandes peintures à l’huile décrivent la vie du Christ. Les scènes bibliques représentées ont élu domicile dans le vaste cadre du monastère. Moines, élèves et hôtes du monastère sont représentés en soldats et en apôtres, en saints et en pécheurs | © Abbaye Saint Ottilien |
Notre première rencontre remonte à un pèlerinage en 1998 ; elle a tout de suite été à l’origine de débats fort animés. Le peintre anglais Carl Lazzari était non seulement un peintre de talent, mais aussi un maître du verbe. Quel que soit le sujet qu’il abordait, il s’y entendait pour captiver ses auditeurs. Il a été très franc dès le début : sa foi, il l’avait perdue quelque part en un autre temps. Il avait bien été éduqué par des religieux ; il gardait d’ailleurs de son éducation un souvenir mitigé. Mais à un moment donné sa foi s’était éclipsée, un peu comme on perd de vue un navire qui disparaît à l’horizon. Et pourtant on pouvait s’entretenir merveilleusement avec lui des choses de la foi. Oui, parce que ces questions le fascinaient, en tant qu’expression des expériences humaines fondamentales, … même s’il était entendu qu’il les abordait de manière laïque.
En décembre 2002, il fit une nouvelle apparition à Saint Ottilien. Quoique domicilié dans la ville écossaise de Newcastle-sur-Tyne, c’est dans ce village monastique de Haute Bavière qu’il choisit de réaliser le sommet de son œuvre artistique. Ce n’est sans doute pas sans lien avec l’amitié qu’il avait nouée avec l’Archi-Abbé Jeremias Schröder. Un autre événement qui a pesé dans ce choix fut certainement l’étape qu’il fit en 1994, précisément à St Ottilien, alors qu’il revenait de la Bosnie dévastée par la guerre, où il avait vécu des expériences traumatisantes.
La guerre en Yougoslavie devait profondément changer sa vie. Après avoir reçu une formation artistique à la Royal College of Arts, il avait été chargé d’enseigner dans cette institution renommée ; il y travaillait comme directeur de niveau et chargé des examens. Comme beaucoup d’artistes, il était talentueux en bien de multiples domaines : en effet il écrivait des poèmes remarqués et il était musicien. Comme conseiller artistique, il a prêté son concours à des représentations à l’Opéra et il montait volontiers sur scène pour interpréter les poèmes Dada de Kurt Schwitters qu’il aimait bien. Comme peintre, c’était un portraitiste estimé qui savait, de son crayon, saisir les traits d’un caractère. Son cercle d’amis était étonnamment vaste. C’est précisément de ce cercle d’amis qu’une requête ardue naquit au printemps 1994, émanant d’un prêtre Anglican : Carl serait-il prêt à renoncer pour un certain temps à son confort sécurisé pour se lancer dans une action humanitaire au cœur de la Bosnie en guerre ? Oui, Carl Lazzari releva ce défi. Il a passé tout un été dans un camp de réfugiés Bosniaques ; il s’y est occupé d’enfants qui avaient perdu leurs parents du fait de la guerre. Ce qu’il vécut l’ébranla profondément. Et il découvrit à cette occasion un aspect moins souligné de l’art, sa faculté de donner de la joie. En cette période il fit une expérience qui le bouleversa : il rencontra une fillette qui avait perdu le chemin du rire. En quelques traits de crayon, Carl esquissa son portrait et le lui offrit. Et l’enfant, sous les yeux de laquelle toute sa famille avait été anéantie, sourit pour la première fois.
A la suite de qu’il avait vécu en Yougoslavie, Carl commença à réorganiser sa vie. Il avait pris ses distances vis-à-vis de sa famille, dont il s’était séparé depuis fort longtemps, et il admettait clairement que c’était dû à sa propre négligence. Il décida d’abandonner sa place à l’Académie d’art et entreprit de donner des cours de dessin créatif et de peinture au jardin d’enfants et à l’école. Il voulait transmettre aux enfants quelque chose de la joie de la créativité. | © Abbaye Saint Ottilien |
Comme il l’écrit lui-même, il lui vint alors, à un moment difficile de sa vie, l’idée de créer un cycle ou une série de peintures apte à rassembler la somme de ses expériences. Les vingt tableaux peints entre 2003 et 2007 à Saint Ottilien décrivent d’abord la vie de Jésus. Cela commence par un fleuve de lumière qui arrache à l’obscurité le visage d’une jeune fille. C’est ainsi qu’est figurée l’élection de Marie, projetée au centre de l’histoire du monde, quand bien même c’est incompréhensible pour elle-même. Pour peindre Marie, Carl Lazzari choisit une élève de l’école de Saint Ottilien, tandis qu’on reconnaît à l’autre extrémité du tableau la Supérieure Générale des Bénédictines Missionnaires, qui est Philippine. Ainsi, les âges de la vie sont placés en vis-à-vis et les nationalités se répondent. Sur les tableaux suivants sont peintes des centaines de personnes. Ce sont invariablement des portraits. La vie de Jésus réunit ces tableaux comme un fil rouge. Mais dans la trame de ces tableaux sont tissés aussi des expériences humaines fondamentales, l’histoire du monde, la guerre en Yougoslavie, le passé et le présent du monastère de Saint Ottilien… Un vrai théâtre du monde s’y déploie. De nombreuses personnes et des scènes représentées ont un rapport à la vie personnelle de Carl.
Après avoir terminé l’œuvre de sa vie, Carl Lazzari est tombé dans une profonde dépression. Les moniales françaises de Jouarre réussirent à l’en sortir lorsqu’elles l’invitèrent à créer une série de tableaux dans leur ancien monastère près de Paris. Elles lui aménagèrent généreusement un atelier, où je pus lui rendre visite au printemps 2009. Carl me montra les grandes peintures à l’huile où la communauté et le monastère de Jouarre commençaient d’apparaître. Autour d’une bouteille de bon vin rouge, voire de deux, nous avons devisé dans la soirée sur l’art, Dieu et la vie du monde. La première nouvelle qui me parvint à la suite de cette entrevue fut celle de sa mort subite. Lors d’un séjour dans sa ville natale de Newcastle il avait été inopinément terrassé par un infarctus.
Dans un guide artistique, Carl narre l’histoire de sa vie emplie de détours. Il explique comment lui, un athée, vit advenir à soi des rencontres intensives avec le monde monastique. Il conclut par ces mots: « Et pourtant, la seule chose qui compte, pour toi comme pour moi, c’est ce que nous sommes aujourd’hui. Décorations et médailles appartiennent au passé. Elles n’apportent rien au jour qui se lève, ce demain de nos décisions à prendre. Qu’en sera-t-il de moi ? Si tu regardes mes tableaux ou si tu lis mes paroles - je ne peux rien attendre de plus.»
Fr Cyrill Schaefer, osb St Ottilien (Allemagne)
Traduction Sr Christine Conrath, osb Jouarre (France)