Marie Michèle Poncet
“ Une exigence radicale ”
Depuis combien de temps diriez-vous que vous êtes sculpteur sur pierre ? Ce qui m’importe, c’est surtout d’être, de devenir sculpteur, et c’est difficile ! Je ne pense jamais à moi comme “sculpteur sur pierre” mais comme sculpteur qui aime de façon privilégiée la pierre; et longtemps j’ai dit “je fais de la sculpture”, mais je ne m’autorisais pas à dire “je suis sculpteur”. Il m’a toujours semblé que c’est une désignation, une reconnaissance qu’on reçoit, qu’on ne s’attribue pas. J’ai souvent l’impression que je n’ai pas encore commencé! – en même temps, il me semble souvent qu’au début, il y a plusieurs dizaines d’années, j’allais bien plus loin que maintenant dans mon travail. |
copyright : M.M.Poncet |
J’ai toujours baigné dans l’expression artistique : j’ai fait de la peinture dès la maternelle – et je n’ai jamais cessé ensuite – j’ai très bien appris le travail de la terre et le modelage à l’adolescence, avec Valentine Schlegel, au musée des Arts Décoratifs. Je ne pensais pas alors à la sculpture, c’est un mode d’expression qui ne se proposait pas. J’y suis venue juste après Mai 68, quand je suis entrée aux Beaux Arts en 1970, comme élève libre, dans l’atelier d’Etienne Martin. L’expérience de 68 et des années qui ont suivi a joué un grand rôle dans mes choix, également en ce qui concerne la sculpture : c’était une expérience libératrice, en particulier de la parole. Nous dénoncions l’ « art bourgeois » - il y avait bien de l’autocastration, je n’arrivais plus à peindre - mais aussi nous nous posions des questions radicales sur le sens et la fonction de l’art. Avec la sculpture j’ai trouvé mon lieu de combat !. .
Etait-ce une approche « féministe » de la création artistique ?
Je n’ai jamais été féministe, même si j’ai été liée avec beaucoup de féministes et si j’ai bien compris leurs revendications dans ces années-là, je ne me suis jamais définie comme telle. J’étais toujours avec beaucoup d’amis masculins et je suis entrée dans un monde d’hommes – il y a très peu de femmes dans les chantiers de pierre et les fonderies, mais il y en a parfois ! C’est aussi l’expérience que j’ai eue plus tard en travaillant avec des architectes. Quant au tailleur de pierre italien à qui j’ai demandé de m’apprendre à sculpter le marbre – en fait c’était toute une famille, ils étaient tailleurs de pierre de pères en fils depuis cinq générations – c’est le fait d’être française, étrangère, qui m’a facilité les choses : j’ai compris plus tard, après coup, que si j’avais été italienne, et de plus une italienne de son village, cette expérience aurait été bien plus problématique.
Vous êtes sculpteur, et vous vivez depuis 1975 une vie de laïque consacrée, en lien direct avec la communauté « Communion et Libération » , vous appartenez aux Memores Domini fondée par Don Luigi Giussani . Est-ce que ces deux cheminements ont toujours été interdépendants ?
Mon chemin religieux, avec une éducation catholique très habituelle à cette époque, s’est transformé quand j’étais étudiante. Après une adolescence où l’Eglise, c’est à dire la messe du dimanche en famille, devenait de plus en plus d’une morne grisaille et ma ferveur religieuse d’une tiédeur ennuyeuse, j’ai trouvé à l’aumônerie catholique de mon lycée non pas un lieu de véritable formation chrétienne mais une ouverture, une respiration, des liens vivants d’amitié. C’est là que j’ai rencontré la JEC, puis les fraternités-jeunes « Charles de Foucauld ». J’y ai été ré-enfantée dans l’Eglise, parce que j’ai rencontré des personnes pour qui Dieu était vivant, proche, qui vivaient de la prière et de la parole de Dieu, et pas seulement de toutes les actions culturelles et sociales de l’église. Leur foi était radicale dans leur vie. Je vivais comme toute aussi radicale l’exigence de création artistique. Mais pendant longtemps, même au début de mon appartenance aux « Memores », j’ai ressenti ces deux exigences en conflit l’une avec l’autre, avec le besoin que je ne savais pas formuler de trouver l’unité. Je n’aimais pas l’expression d’ “art sacré “. Je ne savais pas non plus comment réaliser l’ exigence de la vie religieuse : mes visites dans quelques communautés contemplatives avant de connaître mieux le mouvement Communion et Libération m’avaient plutôt découragée. Je voulais une vie communautaire, mais je ne voulais rien lâcher par ailleurs - alors ma recherche ne débouchait sur rien.
En même temps, à cette époque, à partir des années 1968, je faisais partie d’un groupe qui se réunissait dans un appartement du presbytère de l’Eglise Saint Roch, autour de trois frères dominicains - l’un d’eux, le frère Dino Quartana, est sculpteur. Ce groupe de frères s’était constitué autour du rapport entre foi et expression, expression de la foi et création artistique. La communauté qui se réunissait autour d’eux célébrait l’eucharistie et réfléchissait sur les questions de la foi, elle était, et est toujours composée de gens très divers, pas spécialement d’artistes. Beaucoup d’Italiens , liés à Dino Quartana, venant comme lui de l’expérience de « Communion et Libération » née avec le Père Don Luigi Giussani, ont été accueillis dans la maison de ces frères, c’est là que j’ai connu le père Angelo Scola, aujourd’hui patriarche de Venise, qui m’a aidée dans ma recherche et la compréhension de ma vocation. Il m’a convaincue de rencontrer Don Luigi Giussani et les « Memores » - il a encore fallu de nombreuses années pour que je comprenne d’où vient l’unité de ma vie, où est la source de mon choix de vie communautaire consacrée et de ma vocation artistique. Toute vie porte un immense besoin de fécondité, mes amies m’ont fait mieux entrevoir comment elle peut se réaliser, toute vie travaille pour prendre forme, a besoin de trouver sa forme, c’est le même travail en peinture et en sculpture.
Vous avez parlé d’ « Art sacré » comme si cela avait une connotation négative. Vous travaillez pourtant pour l’Eglise ?
Je pensais à ce qu’on a en vue quand on parle de « Beauté » et de « Vérité ». Cette éducation n’est pas toujours faite, et elle ne peut pas venir comme un titre sur une étiquette. L’Art sacré court alors le risque de la médiocrité, cela m’est insupportable. La beauté est dramatique, blessante nous dit Benoît XVI ; il m’arrive de souffrir devant certaine fadeur et mièvrerie dans ce qui veut exprimer la foi, tant dans le langage que dans l’architecture ou dans la liturgie.
En même temps, je sais très bien comment mon travail est possible grâce aux liens de ma Communauté en Eglise. C’est l’Eglise qui m’a donné la possibilité de trouver l’unité, l’accomplissement que je cherchais…
A votre avis, cet accueil – voire cette demande - de vos œuvres par l’Eglise correspond-il à une évolution du rapport de l’institution aux artistes ? Aujourd’hui, dans l’Eglise comme dans la société, les artistes sont très marginaux. Nous vivons tous dans un monde où il y a très peu de communion, un monde imprégné d’une façon très individualiste de se concevoir ; |
copyright : M.M.Poncet |
la recherche que mène un artiste est perçue comme autre, en dehors du langage commun, cela contribue à accroître sa solitude. En ce qui concerne la place de l’artiste dans la société et même dans l’Eglise, je n’ai pas l’impression qu’elle soit vitale dans notre pays.D’autres cultures, dans d’autres moments de leur histoire, et souvent de leur résistance l’ont vécu très différemment. Aujourd’hui, un artiste qui travaille pour l’Eglise a plutôt le sentiment de répondre à un appel à l’aide: besoin d’un autel face à l’assemblée, besoin de s’adapter aux règles liturgiques….oui, il participe, même s’il n’est pas porté par un grand fleuve, je sais que c’est l’Eglise, c’est mon appartenance au lieu, aux liens où je la vis quotidiennement, qui demande que je devienne ce que je suis, et qui me permet de le devenir, par la communion sacramentelle et humaine.
Propos recueillis le 12/12/2009